Emeline et Mathilde

Ce texte a été écrit et lu par Cécile, maman d’Emeline et Mathilde, lors du colloque Vivre l’un sans l’autre, à Lille, le 13 février 2004

Mathilde et Emeline sont nos deux filles. Mathilde est née le 27/11/01 à 10H40, sa sœur nous a quittés le même jour à 10H36, soit 4 minutes exactement avant la venue au monde de sa sœur. Nous avons décidé de mettre fin à la vie d’Emeline à cause de la découverte tardive (presque 8 mois de grossesse), d’un lipome du corps calleux et d’une agénésie partielle. Enfin, quand je dis que nous avons décidé, je pense que le terme est peut-être mal choisi, car ce n’était pas un choix. Nous n’avons jamais trouvé le terme approprié pour désigner cet acte qui nous a enlevé notre fille, mais qui lui a permis d’échapper à une vie de souffrances. Cette I.M.G., comme le désignent les membres du corps médical, ne nous semblait pas la meilleure solution mais de toute façon son problème était sans solution, alors que faire ? Nous avons longtemps pesé le pour et le contre. Dans de virulentes discussions, nous avons essayé de discerner le bien du mal, le vrai du faux, le censé de la folie. En effet, la folie, je crois que c’est l’état que nous avons frôlé pendant ce calvaire qui a duré une quinzaine de jours et qui a abouti au décès de notre petite Emeline. Tout au long de cette période et après mon accouchement, nous avons été confrontés à différentes situations, à différents intervenants ; nous avons ressentis beaucoup de choses, de l’amour, de l’amitié, de la confiance mais aussi de la rancune, de la traîtrise et même de la haine. Ces sentiments se bousculaient chaque jour dans notre tête sans que nous ne réussissions à les maîtriser. Aujourd’hui, deux ans après, nous continuons notre route, celle du deuil et celle de la reconnaissance et c’est avec un esprit un peu plus apaisé que nous avons pu faire le point sur ce qui nous avait apporté du réconfort et ce qui au contraire nous avait fait beaucoup souffrir.

1)      L’annonce du diagnostic

Cela faisait 3 semaines que j’étais hospitalisée à la clinique pour M.A.P. (menace d’accouchement prématuré), je devais passer une échographie mais l’échographiste était parti en vacances, j’ai donc dû encore attendre un peu pour avoir cet examen qui avait pour but de déterminer le poids des bébés. Au retour du praticien, je passe donc cet examen plutôt sereine puisque tout va bien. Mon mari est à mes côtés. Pendant presque 1 Heure la sonde passe et repasse sur mon ventre déjà tendu à l’extrême et c’est très difficile à supporter. L’échographiste qui avait déjà manifesté des signes de mauvaise humeur se lève brutalement en disant : « Y’a un problème, une image échogène au niveau du cerveau ! » Mon mari et moi ne sommes pas médecin et ne comprenons pas les termes qu’il emploie, on le questionne, il répond alors sur un ton très énervé qu’il ne peut pas nous en dire plus que c’est peut-être un lipome et sur ces mots, il nous quitte. Nous nous retrouvons dans les minutes qui suivent, seuls, dans le couloir à attendre que quelqu’un vienne nous chercher. C’est à ce moment que je m’effondre en larmes, je crois avoir compris qu’il se passait quelque chose de très grave. J’en veux beaucoup à cette personne qui n’a pas pris le temps de nous expliquer, de nous ménager. Je suis consciente du fait qu’il revenait de vacances, qu’on lui imposait une écho géméllaire tardive, mais il s’agissait de notre fille. Je voudrais attirer l’attention sur l’utilisation des termes médicaux qui ne sont pas connus par des néophytes comme nous et qui nous plongent dans un désarroi total, il est important de parler aux parents en leur expliquant clairement ce qui est en train de se passer, cela évite également de donner des « fausses joies ». « On vit très bien sans corps calleux » m’a affirmé un médecin qui me suivait. Dès lors, l’idée d’I.M.G. était très difficile à accepter et cette alternative nous semblait écartée. Pourtant des personnes que nous connaissions et qui sont dans le milieu médical tentaient de nous alerter sur les conséquences, mais nous n’arrivions pas à y croire. C’est la rencontre avec un neuro pédiatre qui nous a permis de réaliser ce qui attendait Emeline, une possibilité de retard mental et moteur selon l’étendue du lipome, des tas de données chiffrées, des pourcentages qui étaient censés nous rassurer et qui nous ont fait basculer vers une évidence insupportable : Emeline était condamnée. Nous pensions également à Mathilde. Comment aurait-elle vécu le handicap de sa sœur, ne ressentirait-elle pas une sorte de culpabilité ? Aurions-nous assez de temps à lui consacrer ? Que faire ? Des rencontres avec des médecins, des examens complémentaires et la rencontre de la personne qui s’avèrerait le praticien qui s’occuperait de moi. Dans ce tumulte, peu nombreuses seront les personnes qui auront fait preuve de compréhension et de non jugement. Les sages-femmes et les infirmières resteront nos seules vraies confidentes à la clinique, elles font un travail humain exceptionnel. Lorsque nous quittons cet établissement privé où enlever la vie ne se pratique pas, nous comprenons que les vies de nos bébés sont menacées, il faut faire vite et les accueillir du mieux possible.

2)      L’accouchement et l’accueil

Je tiens à remercier encore une fois, l’équipe qui a participé à l’arrivée de nos filles, ils ont été plus qu’à la hauteur. L’accouchement réalisé par césarienne et sous anesthésie générale est frustrant, vous allez me dire comme toutes les césariennes, mais c’est pour une autre raison. En effet, mon mari qui était présent dans une salle toute proche du bloc, a pu voir nos deux filles très rapidement. Emeline était encore toute chaude et très belle, il a pu lui parler, la toucher, lui confier des choses, lui faire des promesses…A mon réveil, je n’ai pas été capable de bien gérer la situation, j’avais mal et j’étais encore à moitié endormie, je ne sais pas combien de temps cela a duré. Je ne voulais pas voir Emeline au début, j’avais peur de voir la mort en face, pourtant, le gynécologue a insisté et m’a apporté le corps sans vie de mon enfant. Mon mari me l’a raconté car je ne me souviens que de quelques fragments de ce court instant passé avec ma fille. Je l’ai touchée, elle était froide…et pourtant c’était bien elle. Puis, on est venu me déposer un tout petit paquet emballé dans une sorte de drap et c’était tout chaud, c’était Mathilde… Elle est restée un bon moment à mes côtés, je ne me souviens pas si je l’ai accueillie en l’embrassant, en lui parlant. A ce moment, je rentre dans ma période « néant ». Mathématiquement, cela s’explique, j’ai ressenti une immense tristesse à la mort d’Emeline et un immense bonheur à la naissance de Mathilde, comme les deux s’annulent, je suis donc rentrée dans une période où j’étais incapable de ressentir quelque chose et surtout d’agir. Je n’arrivais pas à prononcer le prénom de Mathilde c’était quasiment impossible, j’avais peur d’oublier sa sœur. Tout le monde me disait, il faut que tu penses à Mathilde, elle a besoin de sa maman ! mais personne ne m’a dit, Mathilde a toute une vie pour profiter de toi, accompagne Emeline jusqu’au bout et ensuite aide Mathilde à vivre du mieux qu’elle peut sans sa sœur. A trop vouloir me focaliser sur la vie, j’ai raté des étapes qui ont compliqué mon deuil. Je ne suis pas retournée voir Emeline , c’est mon plus grand regret…je n’ai pas assisté à la mise en bière, par contre, je l’ai vue dans son cercueil lors de la cérémonie et là, ça a été le choc. Alors qu’on essayait de me préserver de la mort à tout prix, j’ai été confrontée à ses ravages sur le corps de ma fille et ce, de façon très brutale, mon cri d’horreur résonne encore dans ma tête, la culpabilité d’avoir enlevé la vie de ma fille a été encore plus exacerbée, c’était de ma faute si elle était comme ça, nous, ses parents avions décidé de la faire partir, de lui enlever la vie. Je garderai à jamais cette vision du visage marbré de ma fille. Seul réconfort face à la perte de ce bébé que nous n’avons pas eu la chance de connaître, les très belles photos prises par un médecin le jour de l’accouchement, je les regarde souvent, j’en ai même accroché une dans mon séjour. L’importance de ces photos est capitale, elles restent la seule preuve de l’existence de cet enfant que beaucoup de personnes nient ou même pire encore, nous conseillent d’oublier. Mais comment peut-on oublier son enfant, surtout lorsque son double est présent à nos côtés chaque jour ?

3)      Le retour à la maison et les mois qui suivirent

A notre retour, nous n’avions pas réussi à nous séparer de notre fille, nous avions conservé l’urne funéraire et elle faisait partie de notre quotidien. Moi, je retournai souvent à la maternité avec le sentiment d’y avoir laissé quelque chose, elle était dans ces murs, enfin je le pensais au début…. Puis le temps a passé, Mathilde grandissait, non sans problème, quelques petits soucis de santé nous rappelait fréquemment la fragilité d’un enfant et nous faisait trembler de peur qu’elle subisse un destin aussi tragique que celui de sa sœur. On entend tellement de choses à propos des jumeaux… Déjà, on m’avait dit que ce n’était pas normal que j’attende des jumelles car il n’y en avait pas dans nos familles. Et à force de lire des articles sur la vie « calquée » des jumeaux, je me suis dit que de toute façon, Mathilde finirait par suivre sa sœur, les jumeaux ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. Cette attirance devenait obsédante, à chaque petit coup de froid de Mathilde, je m’imaginais le pire, ma préparant psychologiquement aux différentes démarches pour « l’accompagner » me disant, « maintenant, on sait quoi faire et puis elle ne sera pas toute seule ». L’accompagnement d’une psychothérapeute et la participation à des groupes de parole nous a permis cependant de calmer nos angoisses et de diminuer ce que j’appellerai les « projections gémellaires ou effets miroir ». En effet, en regardant Mathilde, nous étions sans cesse à la recherche de l’image d’Emeline. Une expression, une mèche placée comme sur la photo, nous refusions cette séparation et nous n’arrivions pas à les séparer, c’était comme si elles ne faisaient qu’une. C’est en prenant conscience de tout cela et en voyant Mathilde grandir que nous prîmes la décision de nous séparer de l’urne et de la mettre à sa place : au cimetière. Le parcours fut très laborieux : la mairie refusait le dépôt de l’urne au carré des enfants sous prétexte que le cavurne pouvait contenir plusieurs urnes (dont la notre après notre décès, alors que nous ne voulions pas être incinérés). On nous a donc annoncé que nous devions passer en commission pour obtenir l’autorisation du maire de la commune pour inhumer notre fille. Cela a duré presque 6 mois avant que nous n’ayons l’autorisation. Lors de l’établissement de la concession, les employés de mairie se sont trompés sur le prénom de notre fille, l’appelant « Camille », mais ça ne s’est pas arrêté là, ils se trompèrent une seconde fois, nous renvoyant le titre de concession cette fois-ci avec le prénom de Mathilde ! notre fille vivante. La gémellarité nous revient en pleine tête mais nous sommes presque habitués aux frasques administratives, ce qui est important, c’est d’aller jusqu’au bout. Le 12 Avril 2003, Emeline nous quittait une nouvelle fois pour prendre sa place au cimetière près des autres petits anges, Mathilde était présente, elle a dormi pendant toute la cérémonie que nous avions organisé. Peut-être était-ce la guitare d’un ami, venu accompagner notre fille pour la dernière fois qui la berçait ou peut-être était-ce la sérénité qui nous gagnait au moment où nous réalisions que notre fille nous avait quittés pour toujours. Mathilde, quand à elle, est bien présente et nous le prouve à chaque instant, ses progrès, ses premiers pas, ses premiers mots, tous ces moments nous font penser à Emeline, mais nous savons qu’elle n’aurait pas su marcher, qu’elle n’aurait peut-être pas parlé, aurait-elle simplement vécu ? Le neuro pédiatre nous a dit une phrase qui est restée gravée dans nos têtes : « Qu’appelle t-on bien vivre ? ». Quand on a une pathologie si lourde, quelle vous empêche d’avoir une vie normale et décente, lorsque la société ne peut pas vous accepter parce que vous êtes différent des autres, lorsqu’une famille éclate parce que personne n’arrive à faire face à l’insupportable, nous pensons que ce n’est pas vivre. Notre fille est décédée mais elle vit avec nous et en nous et elle le fait de la plus belle façon qui soit. Il y a quelques jours, Mathilde a prononcé pour la première fois le prénom de sa jumelle, elle vient régulièrement avec nous au cimetière, elle a toujours su ce qui s’était passé (un médecin lui a expliqué à sa naissance) et c’est dans cette optique que nous continuerons à l’aider à grandir. Parce qu’elle ne doit pas ignorer qu’elle a eu une sœur, qu’elle a besoin d’elle pour grandir mais aussi parce que cela ne doit pas être un frein à la construction de sa personnalité. Mathilde et Emeline sont deux enfants différents, même si elles sont jumelles, elles ne doivent pas être confondues, chacune à leur façon nous apportent beaucoup de choses, de l’amour bien sûr mais aussi de la compréhension, de la sensibilité et surtout de la combativité.

Nous n’oublierons jamais Emeline, elle sera à jamais présente dans notre cœur et dans notre esprit. Si nous avons un message à faire passer, c’est le suivant : dans la tourmente et le désespoir, les parents sont souvent perdus, n’hésitez pas à leur proposer de voir leur enfant, ne leur faites pas peur en parlant de la mort comme de quelque chose qui modifie l’apparence du corps, c’est leur enfant. Dans le cas des jumeaux, il est toujours temps de s’occuper du jumeau vivant dès lors qu’on a bien accompagné l’enfant décédé, l’esprit est alors libéré de contraintes et de regrets : on ne vit pas avec des regrets. En ce qui me concerne, j’ai presque fini mon accompagnement, je me suis rendue seule au crématorium il y a un peu plus d’un mois (je n’avais pas pu m’y rendre pour dire adieu à ma fille), j’ai eu besoin de revoir différents lieux et différentes personnes afin de comprendre certaines choses et d’accomplir certains « rites » qui sont nécessaires pour terminer le deuil, et cela même 2 ans après.