Article du journal du funéraire
Je m’appelle Gabriel et je viens tout juste d’avoir deux ans. Pour mon anniversaire ma maman a passé sa journée à se morfondre dans son canapé, serrant contre son cœur mon doudou. Mes frères avaient beau danser autour d’elle pour la faire rire, elle était perdue dans nos souvenirs. Le jour de mes deux ans, ma mamie, ma marraine, ma cousine et mon beau-papa ont aussi pensé à moi. Ca a réchauffé le cœur de maman. C’est tellement bon pour elle de se sentir comprise… Hélas, elle a eu une nouvelle raison de pleurer car ils n’étaient que quatre… Quatre, c’est aussi le nombre de personnes qui a assisté à mes obsèques….
Quand maman pense à moi, elle pose la main sur son ventre. Elle revit le jour merveilleux où elle a su que j’y étais. Elle ressent mes mouvements, elle repense à son ventre si gros qu’elle s’émerveillait de voir bouger seul. Elle revoit ma chambre où trônait le petit berceau en osier dont elle avait tant rêvé pour moi. Elle repense au jour où elle a arrêté son choix sur mon prénom « Gabriel », si doux à son oreille. C’est vrai que c’est un prénom d’ange mais, maintenant que j’en suis un, maman s’en veut beaucoup d’avoir fait ce choix… Elle y voit une sorte de prémonition, de choix orienté qui m’aurait porté malheur. Quand maman pense à moi elle se revoit dansant et chantant, si heureuse de me porter. Maman m’attend encore…
Alors, c’était gaiement que maman se rendait chez le médecin pour chaque fois prendre de mes nouvelles, me voir sur l’écran, me dessiner, m’imaginer. Maman, elle est comme ça : c’est une rêveuse. Un rendez-vous de plus avec le docteur : plus que deux mois et je pourrai enfin goûter à son sein. Ce jour-là, maman s’est installée comme les autres fois : sourire radieux, innocent ; se sentant heureuse de me rencontrer encore. Ce jour-là, le docteur a vite changé de tête. C’est là que maman a compris. D’un coup elle a pleuré toutes les larmes de son corps ma maman. Elle a pris peur, elle voulait partir, partir loin de ce cabinet livide, détourner le regard de l’écran, fuir : fuir ce corps si rond et puis en même temps elle ne voulait pas qu’on m’arrache à elle.
Chaque fois que je tapais son ventre, maman hurlait en devenant hystérique. Elle ne savait plus où se mettre, partagée entre le bonheur qu’on avait à se taquiner l’un l’autre et, l’horreur absolue de savoir que son corps n’était plus, hélas, qu’un couloir de la mort. On en a eu des rendez-vous avec maman après ça… Nous avons rencontré plein de médecins spécialistes. A chaque fois, maman entrait chez eux avec l’espoir encore… puis ressortait plus abattue… encore. Les nouvelles n’étaient pas bonnes, alors nos rencontres devenaient insoutenables. Mais moi, j’étais là, tout plein de vie, la martelant sans cesse ; moi, je ne savais pas encore ce qu’elle avait du décider. Ca a été long cette période. Je crois qu’au fond, même si maman devenait folle, elle aimait fermer les yeux et continuer à jouer avec moi à travers son ventre en imaginant que tout allait bien ; que tout ça n’était qu’un cauchemar sans nom duquel elle se réveillerait vite, vite vite !
Un jour, nous sommes allés voir un énième médecin. C’est dingue ce que le temps avait passé vite : déjà l’heure de sortir. J’étais content, je jonglais comme un petit fou. Maman, elle, continuait de serrer fort son ventre, fort, très fort. A un moment, on lui a dit d’enlever ses mains… mais elles sont restées figées… Puis, lentement, elles ont glissé jusqu’à ses hanches. Ca a du lui faire mal à maman, parce qu’elle a hurlé fort, hurlé très fort. J’ai alors senti pourquoi maman paraissait si désespérée depuis quelques semaines. Une aiguille passant par son ventre était entrain d’éteindre mon cœur. Un produit, puis deux… pour être sûrs. Maman était morte, ou peut-être était-ce moi… ou alors un petit peu nous deux.
Les heures qui ont suivi ont été très compliquées pour maman parce que je ne pouvais plus l’aider à sortir. Son corps à elle non plus ne voulait pas d’ailleurs : ça n’était pas l’heure. La poche dans laquelle je baignais ne voulait pas se rompre, trop résistante car rien n’était prêt. Il a bien fallu que les docteurs forcent. Pauvre maman, tu as tellement souffert ; déjà dans ton cœur puis dans ton corps. Mais elle, elle voulait souffrir, se punir : « Non ! Pas d’anesthésiants ! »
Le produit déclenchant les contractions commençait à faire effet. Ca a duré toute la journée. Il flottait dans la salle une incompréhension totale ; les émotions s’entrechoquaient. Quel cruel paradoxe : être entrain de donner la vie … mais en fait donner la mort. Les heures étaient longues et douloureuses. Moi, figé dans son bidon à elle ; elle m’imaginant inerte dans son corps devenu sarcophage. Longues, longues et douloureuses les heures…
Maman a compris que ça allait être le moment. Folle, hystérique, démoniaque, habitée : maman a du pousser. Elle se souvient encore des sensations qui l’ont traversé quand j’ai trouvé le chemin. Depuis, elle les ressens chaque jours. Mais elle a poussé ma maman parce qu’elle a eu peur de me faire mal et de m’écorcher alors elle a poussé de toutes ses forces. Lorsque nous avons été séparés, maman est entrée dans une transe incontrôlable, hurlant qu’elle voulait m’entendre, hurlant qu’elle voulait mourir, suppliant, scandant, pleurant, tremblant, « suppliquant »… Son cœur venait de s’extirper de son corps et se brisait en mille morceaux friables, la laissant là, bête folle, gisant sur la table, seule et vide. On m’a fait tout beau, un petit bonnet sur la tête et une couche puis on m’a mis là où j’ai toujours voulu être : tout au creux de ses bras. Un instant, maman est devenue sereine. Elle m’a trouvé si beau. Un instant tout s’est calmé, nos âmes s’entrelaçaient pour une première et déjà dernière fois. Un ravissement cruel ; une douceur infâme ; une ronce de coton. Le temps qui s’arrête.
Et puis, il y a eu la suite : une nuit à la clinique, une seule, parce que rester à la clinique sans bébé c’était trop alors, maman s’est enfuie même si son corps fragile saignait encore. Sa poitrine s’abrasait toutes les deux heures; il y perlait quelques gouttes de lait, lui rappelant amèrement qu’il aurait été l’heure pour moi de manger. Elle est venue me voir à la morgue maman, deux fois. Me chantant des berceuses, me câlinant et me demandant inexorablement pardon. Puis, le minuscule petit cercueil blanc s’est refermé sur moi et, quelques fleurs sont venues s’y poser. L’église était bien vide. Ma maman… toujours, ma mamie et deux amis. Les fleurs témoignaient de l’affection de quelques proches… si peu. Maman a été très blessée ; étonnée du nombre incalculable de personnes qui touchait son ventre avant que tout s’effondre ; mais qui lui avait tourné le dos après, la laissant là, seule avec sa douleur immense et son destin brisé. Ma maman est forte mais on lui en a demandé beaucoup et ces réactions ont fini de l’achever. Aujourd’hui, deux ans après, maman me sent, me dessine, m’imagine. La place reste vide aux réunions de famille, il manque des cadeaux sous le sapin, un siège est inoccupé dans la voiture, et mes grands frères font la ronde pendant que maman y intègre mon ombre. Elle est comme ça maman : c’est une rêveuse. Maman m’imagine sautillant, maman m’imagine sur le pot, maman imagine mes jolies petites quenottes, maman imagine le jour où j’aurais pour la première fois prononcé son nom, puis celui ou elle m’aurait conduit à l’école, puis les jours suivants, encore et encore ; maman m’avait tellement imaginé qu’elle n’a pas fini de m’imaginer. Elle trouve que c’est un deuil bien compliqué. Un deuil des projets, de la famille, des espoirs : un deuil du futur. Maman pleure souvent, maman prend toujours un traitement, maman a du mal à reprendre possession de son corps, elle voudrait qu’il reste à moi : mon petit berceau pour toujours. Pour mes deux ans, maman m’offre un petit pas de plus : un témoignage, celui de ma vie à moi. Quel effort ! Elle est forte ma maman.. Si vous saviez… Elle a entendu tellement de choses à mon sujet…
– C’était pas un bébé mais un déchet organique.
-C’était pas un accouchement mais une fausse couche.
– Heureusement que les deux premiers tu les as réussis.
– C’est la vie.
– De toute façon je suis certaine que tu l’avais fait dans le dos du papa donc c’est mieux comme ça.
– C’était bien les obsèques ?
– Ca va il ne prend pas beaucoup de place dans le livret de famille.
– Mais c’est dégoûtant d’avoir accouché !
– Tu l’as pris dans tes bras ?! Mais quelle horreur !
– C’est bon passe à autre chose, il suffit de refaire un enfant !
(… /… /… )
Maman n’était elle pas suffisamment détruite pour l’achever avec des paroles si abjectes?
C’est pas l’envie qui manque à maman d’être heureuse comme avant. Mais… Tous ces souvenirs, tous ces rêves, toutes ces douleurs, toutes ces méchancetés… Puis tous ces magnifiques bébés, toutes ces jolies femmes enceintes qui l’entourent et qu’elle fuit car ça lui rappelle le malheur qu’elle a vécu… Maman a l’âge elle aussi… mais elle est terrifiée !
Moi, Gabriel ; né et mort le 16 mai 2014…