Idris

IDRIS

1er janvier 2006

Nuit blanche.

Et le passage à l’an neuf n’y est pour rien : aucune envie de réveillonner avec mes dix kilos de rétention d’eau, et ce mal de ventre qui ne me lâche plus depuis quelques jours.

Cinq mois de grossesse.

On ne peut pas dire que ce soit la joie.

Alertée par mes œdèmes aux jambes il y quelques semaines, ma gynécologue a d’abord craint un diabète de grossesse. J’ai alors stoppé le sirop de grenadine, seul excès que mes nausées tenaces me permettaient. Aucune amélioration. Une visite chez le cardiologue a alors permis de déceler une petite communication inter-auriculaire. Laquelle a endossé la responsabilité de ma prise de poids, et a surtout accéléré ma mise au repos. Impossible d’opérer à ce stade de la grossesse, une surveillance rapprochée suffira. Cette communication existe sans doute depuis toujours, et ne m’a pas empêchée de vivre jusqu’à présent, puisque je ne l’avais même pas remarquée. Le cardiologue n’est pas inquiet, j’ai par ailleurs une bonne condition physique et un passé de sportive d’endurance.

Endurante, mon passé de migraineuse m’a permis de le devenir également face à la douleur. Mais là, j’ai vraiment très mal !

J’ai avalé les médicaments prescrits par le médecin de garde consulté ce matin, mais ils ne font aucun effet.

J’ai mal au ventre, ça brûle, impossible de me reposer.

***

3 janvier 2006

Mon homme m’emmène à la clinique. La douleur irradie jusqu’au milieu du dos, maintenant. Les antidouleurs ne sont d’aucun secours, je n’ai à nouveau pas fermé l’œil de la nuit.

Je ne me sens pas bien du tout, j’ai l’impression que ma rétention d’eau s’aggrave d’heure en heure, et puis j’ai mal, vraiment très mal.

Une jeune interne me prend en charge. Prise de sang, collecte du peu d’urine que je réussis à donner, échographie du bébé. On entend battre son petit cœur. Rythme effréné des petits cœurs de bébés… Rassurant, pourtant.

L’interne m’envoie ensuite subir une échographie de la vessie, du foie et des reins. Dans la salle d’attente, l’infirmière me demande de boire un maximum d’eau, afin de déclencher le besoin d’uriner. Je bois, et j’attends… Je bois, je bois, et j’attends encore… Rien ne se déclenche du côté de ma vessie. Je n’ai pas besoin de faire pipi, malgré le litre d’eau ingurgité. Rien. Pas une goutte. L’échographiste  m’examine sans faire de commentaire médical, et s’amuse même à me montrer mon bébé, en jouant avec les niveaux d’ultra-sons. La jeune interne a quant à elle l’air préoccupé. Elle décide de me faire passer la  nuit à la clinique. Par prudence.

On m’attribue une chambre individuelle au service des grossesses à haut risque. Pas très encourageant, mais vu l’état de mes jambes et la douleur qui m’accable, je suppose qu’il est nécessaire de me surveiller. Mon homme contacte mes parents, qui nous rejoignent. Nous attendons davantage d’explications de la part des médecins…

C’est à trois qu’ils entrent dans ma chambre : ma gynécologue habituelle, le chef du service des grossesses à haut risque, et l’infirmière en chef.  Ils prennent des gants pour nous exposer la situation. Ma gynécologue laisse parler le chef de service, et pour la connaître depuis plusieurs années, je la sens mal à l’aise, presque en souffrance. Elle m’a lancé un pauvre sourire en entrant dans la pièce, et elle est maintenant assise sur l’appui de fenêtre, à se mordre les lèvres et à scruter mon visage et celui de mon homme. Je sais qu’elle m’apprécie, et pour ma part je lui fais confiance depuis mes 18 ans. J’en ai presque trente aujourd’hui. Elle a lu mon mémoire de fin d’études, mes rendez-vous ont toujours été l’occasion de discuter Philosophie, les pieds sur les étriers mais la tête dans les hautes sphères. J’aime sa chaleur humaine et son professionnalisme. Elle m’a opérée il y a quelques années d’un petit souci intime, et je sais que je peux me fier à ses compétences autant qu’à son empathie. Là, en l’occurrence, l’empathie fonctionne dans les deux sens, j’ai presque envie de la rassurer, de lui dire que ça ira, quel que soit le diagnostic.

Le chef de service y arrive, au diagnostic. Il soupçonne un disfonctionnement du placenta. Il attend encore quelques résultats, il va falloir surveiller ma tension, mais si ses soupçons se confirment…
–       « On va avoir  un sérieux problème. »
Je demande immédiatement :
–       « Qui va avoir un sérieux problème ? Le bébé ? Moi ? Ou les deux ? ».
Il soupire et répond :
–       « Je craignais que vous me posiez cette question mais elle est normale. Les deux. Vous êtes tous les deux en danger. Mais vous, on pourra vous sauver. Vous êtes venue juste à temps à la clinique. ».
Il reprend son souffle puis ajoute :
–       « Nous ne sommes pas encore certain du diagnostic. Il faut attendre un peu. ».

Le trio médical nous laisse. Maman, à la tête de mon lit, est devenue blanche pendant que parlait le médecin. Elle est sceptique, maintenant. La médecine n’est pas une science exacte, les médecins dramatisent vite, ils voient le pire tout de suite… Mon homme et moi ne répondons pas. Nous savons que cette fois les médecins ne se trompent pas. Nous savons.

Nous restons seuls dans la chambre. Une infirmière me donne un anxiolytique, sans que j’en aie formulé le besoin. Elle me place un cathéter dans le bras, et la nuit se passe… Je n’en ai pas beaucoup de souvenirs.

Si ! Idris, mon bébé, bougeait un peu dans mon ventre…

***

4 janvier 2006

On m’envoie subir une échographie auprès d’un médecin bourru qui ne dit pas un mot. Il grommelle juste, en posant ses instruments : « Ce n’est pas bon, ça, Madame ». Il disparaît ensuite. Je n’ai pour ma part pas osé regarder l’écran, et mon homme luttait de son côté pour ne pas interpréter des images que nous ne comprenons de toute façon pas. Quand nous remontons dans la chambre, à peine cinq minutes plus tard, notre bourru est en discussion avec ma gynécologue et le chef de service.

Le verdict va tomber, et vu la tête de ma gynécologue, on ne va pas nous annoncer des choses faciles.

Je fais une pré-éclampsie. C’est-à-dire que le placenta attaque le bébé pour me défendre, mais il m’attaque en même temps pour défendre le bébé. L’interface entre maman et bébé déconne, en clair, et nous vit tous les deux comme des ennemis à éliminer.

Idris, notre fils, est condamné.

A cinq mois de grossesse, il ne peut pas naître prématuré. Et attendre, c’est me condamner, moi. Je ne résisterai pas longtemps à la toxémie gravidique, l’invasion de toxines lancée par mon propre corps, qui est en train de se mettre en place. Mes reins ne fonctionnent  déjà presque plus, mon foie est touché, ma tension a dépassé la barre des 15. Il faut donc éliminer Idris au plus vite, pour me sauver moi. Ils appellent cela un avortement thérapeutique, en me précisant qu’Idris est de toute façon condamné, qu’il s’agit juste d’accélérer les choses pour me tirer d’affaire.

Je n’ai pas le choix.

Ils ne me laissent pas le choix.

Il n’est même pas question d’un choix.

Il s’agit uniquement de sauver ma peau.

Ma gynécologue propose un avortement par voies naturelles, plutôt qu’une césarienne, afin de conserver mes chances de retenter une grossesse sereine par la suite.  Je n’envisage pas du tout cette seconde grossesse, là, précisément, mais je lui fais confiance et acquiesce. Une infirmière m’explique peu après que je vais devoir avaler un abortif cette après-midi, puis elle nous laisse, mon homme et moi. Mes parents arrivent peu après.

Je suis complètement abasourdie. Mon homme a les larmes aux yeux. Dans notre chambre de clinique, le temps s’est arrêté…

Je me couche. Mon homme et mes parents restent à mes côtés. L’infirmière entre dans la chambre avec le médicament. Je dois lire et signer la notice. Tu parles que je vais la lire ! Papa s’en charge. Ca n’a pas l’air génial mais je n’ai pas le choix de toute façon. Je signe. Et puis j’attends un peu. Mais rien ne sert de tergiverser. J’avale ce putain de comprimé.

Il ne se passe rien. Rien de spectaculaire. Le processus est juste mis en route.

Idris bouge dans mon ventre.

Comme si de rien n’était ?

Ou justement pour manifester sa détresse à lui aussi ? « Maman, pourquoi tu me tues ? »

Sent-il ce qui se passe ?

Sait-il qu’il va mourir avant de naître ?

Souffre-t-il ?

Ressent-il une angoisse ?

A-t-il mal quelque part ?

Mon bébé gigote dans mon ventre.

Mon bébé va mourir dans mon ventre.

***

Du 4 au 6 janvier 2006

Mon homme n’a prévenu que son frère, qui nous rend visite avec son épouse. Ce sont les seules personnes que  nous ayons envie de voir, avec mes parents et ma sœur. Ma sœur, enceinte elle aussi, de quatre mois. Je ne sais pas comment elle ressent les événements. Elle n’a jamais été très loquace. Elle est là, je suppose que c’est sa façon à elle de compatir. Je lui demande de sortir de la chambre lorsque les infirmières posent un acte potentiellement impressionnant.

Elles sont irréprochables, ces infirmières : gentilles, rassurantes, délicates, compréhensives, humaines, attentives, professionnelles, compétentes. Moi qui avais une peur bleue des hôpitaux, je suis d’emblée immensément reconnaissante envers ces femmes qui m’ont soignée avec savoir-faire, respect et douceur, même aux moments les plus douloureux, physiquement et moralement.

Un soir, mes reins s’arrêtent. C’est la panique. Et s’ils ne se remettaient pas en marche ? Nous prions, mon homme et moi. Lui pose ses mains sur mon ventre et récite les prières musulmanes qu’il juge appropriées. Je lui fais confiance et récite de mon côté le Notre Père.

Ce n’est pas le seul moment où nous ayons prié, dans cette clinique. Nous n’avons pas prié pour que change le diagnostic. Nous n’avons pas demandé de miracle de dernière minute pour Idris. Nous ne nous sommes pas révoltés une seule seconde, je pense. Nous avons accepté l’épreuve à ce titre, mais avons demandé le soutien nécessaire pour la traverser et pour que j’en sorte vivante.

Et il s’en passe, des choses, autour d’une femme enceinte ! Mes reins se sont remis à fonctionner, quelques temps après… D’autres prières seront exaucées, au fil des heures…

Idris bouge toujours… Le chef de service prend le temps de m’expliquer que les fœtus de cinq mois ne ressentent pas encore les choses de la même manière que nous, et que donc notre bébé ne souffre pas, n’a pas conscience de ce qui se passe. Ca me console un peu, même si je ne peux m’empêcher de croire qu’il dit cela pour me rassurer uniquement.

***

Je vais de moins en moins bien. Je gonfle à vue d’œil, ma tension frôle les 20, je suis dans un brouillard permanent.

J’attends… Nous attendons…

Mon homme est près de moi, en permanence, exception faite des pauses cigarette. Dans les couloirs, il croise de jeunes papas qui sortent avec leur nouveau-né. Il croise aussi, dans notre couloir, d’autres hommes qui comme lui expliquent dans un téléphone portable que leur femme est à deux doigts du coma et que le bébé ne vivra pas. Mon homme ne laisse rien paraître quand il revient près de moi. Il est là, présent, rassurant, attentionné, préoccupé par ma souffrance plutôt que par la sienne.

***

Je ne peux plus boire. Pourtant, j’ai soif. Et j’ai chaud. Je n’ai droit qu’à un brumisateur. Je triche : je bois les quelques gouttes qui tombent sur mes lèvres et sur mes joues. Je supplie mon homme de me donner à boire. Il ne peut pas. Je le harcèle avec ma soif. Je ne réalise pas à quel point la situation doit être pénible pour lui.

Idris cesse de bouger.

Je ne m’en rends pas compte immédiatement.

Je suis dans le flou.

***

7 janvier 2006

Samedi, très tôt…

Les contractions ont débuté pendant la nuit.

Je vais accoucher aujourd’hui.

Je vais accoucher !

Je ne suis pas préparée, je ne savais pas que j’allais accoucher à cinq mois de grossesse, moi.

Pas question de péridurale dans mon état, mais le médecin m’explique qu’au moment où ça deviendra insupportable, ce sera fini.

On verra… De toute façon, je n’ai pas le choix.

Une infirmière, très douce, très gentille, entre dans la chambre et nous annonce qu’elle va m’aider à accoucher, elle seule, sans grande lumière ni froide salle d’opération. C’est mieux ainsi. Je suis dans ma chambre, au calme, avec mon homme.

Elle nous demande si nous voulons voir le bébé. La réponse est non. Sans image, je crois que je pourrai m’en sortir. Mais si je le vois, si une image s’impose de ce petit être que nous ne connaitrons pas, je crois que le deuil sera encore plus pénible.

Les contractions se font de plus en plus rapprochées, de plus en plus fortes, de plus en plus longues, de plus en plus désagréables. La douleur n’est pas insupportable, et j’imagine que le contenu de mon cathéter y est pour quelque soutien. L’infirmière m’explique comment respirer mais j’ai l’impression de ne rien contrôler. Apparemment, les choses se déroulent sans problème, de son point de vue.

Quand la poche des eaux, sort, je comprends que je vais réellement sentir passer mon bébé, que je vais réellement et consciemment accoucher.

Le voilà, d’ailleurs, mon bébé.

Il passe.

Il est passé.

Inerte. Mort.

L’infirmière l’emmène puis me prodigue quelques soins. Je n’ai pas eu réellement mal. Un fœtus de cinq mois ne disloque pas autant le bassin de sa maman qu’un gros poupon de neuf mois…

Je suis épuisée. Soulagée aussi. Physiquement, s’entend. Moralement, je ne sais pas. Je suis hors de moi, hors de la situation, hors de cette réalité absurde.

Reste le placenta. Qui ne vient pas. Le médecin appuie brusquement sur mon ventre, mais je le repousse, instinctivement. Il va falloir m’anesthésier. L’épreuve n’est pas finie…

L’anesthésiste n’a pas l’air sûr de lui. Il annonce une péridurale, je ne suis pas rassurée du tout. Je préfèrerais une anesthésie générale. Je supplie Dieu, et mon homme prie également. Cinq minutes après, l’anesthésiste revient dans la chambre… Il a changé d’avis ! Ce sera une anesthésie classique.

Je me réveille peu après… Pour redormir une bonne partie de la journée. Mon homme dort profondément lui aussi. Une infirmière nous réveille en venant contrôler ma tension, qui baisse petit à petit. L’ambiance dans notre chambre est étrange, cotonneuse, comme au lendemain d’un très vilain cauchemar…

C’est fait, je suis en théorie sauvée.

***

12 janvier 2006

Nous avons pu assister à la mise en terre d’Idris. J’ai bien compris qu’il s’agissait d’un privilège, que la clinique ne donnait pas souvent l’autorisation aux jeunes accouchées de sortir pour assister à l’enterrement de leur bébé. J’y vois un geste de ma gynécologue et suis touchée par sa confiance et sa subtilité.

Nous sommes seuls, mon homme et moi, avec deux employés communaux, qui creusent un trou minuscule, y déposent la boîte minuscule, et nous laissent sur un petit signe de condoléances.

Idris repose désormais au Jardin des Papillons…
Août 2012