Eloïse

La maman d’éloïse, à son obstétricien, Août 2001.

Docteur,

Il m’a pris plus d’un an avant que je ne me décide à vous écrire cette lettre. Je n’étais pas prête. Mon cœur était trop plein de colère. Je n’aurais pas réussi à vous exprimer clairement et sereinement ce que je veux vous dire aujourd’hui.

Le lundi 17 juillet 2000, après 5 mois de grossesse, vous avez donné naissance à ma petite éloïse. Elle est morte tout de suite. Vous en souvenez-vous ? Vous reveniez de vacances, c’était un autre docteur qui s’était occupé de nous la semaine précédente. J’aurais pu également lui écrire, il a été très gentil avec nous. Mais c’est vous qui avez ” accueilli ” ma petite fille, c’est donc vers vous que je me tourne tout naturellement.

Ce 17 juillet, on avait arraché mon bébé de mon ventre, vous me l’aviez arraché. Vous n’y étiez pas préparé, et moi non plus. Pas de péridurale, 1er accouchement sans aucune préparation psychologique (vous m’aviez césarisée pour mon fils), pompe à morphine en panne. Tellement de douleurs et d’angoisse. Le soulagement de mon propre corps a signifié la mort de ma fille. Pouvez-vous vous imaginer soulagé par la mort d’un de vos enfant ? Et puis, je me suis longtemps demandée pourquoi vous aviez obligé mon mari à sortir. Je me suis sentie si seule. C’était aussi sa fille et vous ne lui avez absolument pas demandé son avis. Il était presque aussi concerné que moi, ne pensez-vous pas ?

Et les souvenirs se sont entrechoqués dans ma tête, et ceci jours et nuits pendant plusieurs semaines. En plus des souffrances physique et psychologique, vos mots ont raisonné douloureusement et raisonnent encore si souvent. Que de maladresses ! Vous en souvenez-vous ? ” Votre femme réagit de manière anormalement violente “, ” vous savez, il faut agir, certaines femmes se sont jetées par la fenêtre après ce type d’événement “, ” j’hésite entre vous faire sortir et vous envoyer dans un établissement psychiatrique, c’est de ma responsabilité si vous vous suicidez à la sortie de la clinique “, ” le retour de couche aura lieu dans environ 4 semaines, dans 6 semaines, vous pouvez refaire un autre bébé “. Et puis, pas grand chose d’autre, car finalement, vous m’avez très peu parlé, à moi et à mon mari. Et vous ne m’avez pas non plus demandé le prénom de ma fille. Elle n’a pas existé pour vous. Votre responsabilité de médecin s’arrêtait-elle réellement là ?

Malgré la gentillesse dont le personnel soignant a fait preuve envers moi, ma fille a été totalement ignorée alors qu’elle aurait dû être au cœur de sa naissance. Ne trouvez-vous pas qu’elle était la première concernée ? Mon enfant est mort, car c’est bien d’un enfant dont il s’agit, et personne n’a paru s’en soucier. ” De toute façon, vous savez madame, c’est mieux pour elle, elle n’aurait pas pu être normale “, ” Si c’est arrivé, c’est que cela devait être comme ça “.

Quelques secondes après l’accouchement, on nous a demandé si on voulait l’enterrer, en précisant bien que comme elle était trop petite, la maternité ne ferait rien comme démarche. On ne nous a posé qu’une fois la question. J’étais incapable de répondre, comme enfermée dans ma souffrance. Mon mari a voulu très vite ” en finir ” et a refusé. Je lui en ai tellement voulu, je l’ai détesté pour cette décision. Mais en était-il réellement responsable ?

Et puis, on m’a demandé si je voulais la voir. Bien sûr que je voulais voir mon enfant ! Elle était très belle. On ne me l’a pas laissée dans les bras, de peur que je la casse peut-être. On ne l’a pas habillée non plus et on me l’a bien vite repris.

Quelques semaines après, son absence me torturait tellement que j’ai appelé la clinique pour savoir où était ma fille. ” On ” m’a répondu, après prise de renseignements auprès de ” personnes compétentes “, que vous ne saviez pas !!! ” On ne sait pas où partent les corps incinérés, mais vous savez, madame, c’est peut-être mieux pour vous “.

Et puis, j’ai demandé des photos de ma fille. On vous a transmis ma requête, mais il n’y avait pas de photo dans le dossier. ” Madame, je ne sais pas pourquoi il n’y a pas de photos. Mais c’est vrai qu’on en prend généralement pour les IMG, mais pas dans le cas d’un accouchement spontané “. Je n’ai toujours pas compris la cohérence de ce choix totalement arbitraire. Certains enfants méritent d’être pris en photo et d’autres non ? Certains parents peuvent bénéficier de ce cadeau et d’autres non?

Le 18 juillet à midi, je sortais de la maternité. Nous nous sommes retrouvés seuls.

Oui, il y avait bien cette adresse de psychologue que vous nous aviez donnée (à 300F de l’heure non remboursés, j’en avais besoin d’une heure tous les 2 jours au début, faites la somme !). Mais l’accompagnement psychologique n’aurait-il pas dû démarrer avant, avant même la naissance de notre fille ? Je suis restée plus d’une semaine à la maternité avant l’accouchement, seule avec mon bébé. Il aurait fallu m’aider à profiter au mieux de ces derniers moments avec elle.

Oui, il y avait bien cette lettre que vous nous avez envoyée, avec cette analyse où le biologiste du laboratoire qualifie la naissance de ma fille ” d’avortement tardif “. Vous me confiez au bon soin de mon médecin. traitant. Manque de chance, celui-ci, bien que proche de nous, n’a aucune compétence en matière d’accompagnement du deuil et fait pire que mieux. Je vous épargne les détails, entre les nouvelles maladresses verbales et le traitement antidépresseur associé aux anxiolytiques, inadapté à la situation. C’était vraiment la totale!

Et notre couple chavirait. Mon mari supportait très difficilement mes pleurs incessants et ne comprenait pas mes mots, mes manques. Il m’aimait mais voulait aller très vite, et passer à autre chose tout de suite. Je lui en voulais tellement pour son manque d’attachement à notre fille. Je lui en voulais pour tout ce qui nous était arrivé, presque autant que je m’en voulais à moi. Car j’étais sûre d’avoir tué ma fille.

Et notre famille n’allait pas très bien non plus. Mon fils me regardait pleurer toute la journée sans réellement comprendre. Car je ne savais pas que je pouvais lui expliquer.

On m’avait parlé du prochain bébé à la maternité en me disant de ” ne pas tarder “. Je me suis donc lancée corps et âme, de manière complètement obsessionnelle dans la conception de ce bébé. Mon mari s’y est plié. Et ceci dès le mois d’août, comme vous me l’aviez suggéré le jour même de la naissance d’éloïse. Et ce fût une catastrophe, car bien évidemment et peut-être heureusement pour nous tous, cela ” n’a pas marché “.

Nous atteignions progressivement le point de non retour, de manière totalement incontrôlable, et ceci malgré les quelques amis qui nous restaient.

Finalement, fin août, le hasard nous a fait rencontré Maryse Dumoulin, de Jeanne De Flandres, que vous connaissez d’ailleurs. Je lui ai téléphoné. Elle m’a rappelée dans la journée et nous a rencontrés mon mari et moi le lendemain. Elle ne nous connaissait absolument pas mais face à notre détresse, elle a tout de suite été proche de nous. Elle nous a expliqué des choses qui maintenant sont pour nous des évidences, alors qu’à cette époque, nous ne comprenions rien de ce qui nous arrivait.

On a besoin de l’absent pour en faire correctement le deuil, alors que vous m’avez pris ma fille sans aucun égard vis à vis d’elle, vis à vis de notre souffrance de parents. C’est une personne à part entière qui fait partie de notre vie, au même titre que son grand frère. Je ne vois pas pourquoi, sous prétexte qu’elle serait morte, je devrais me forcer à l’aimer moins.

Maryse nous a mis en relation avec une psychiatre et j’ai commencé une thérapie. Mon mari en a bénéficié indirectement. J’ai arrêté net tous les médicaments, car en fait, ce n’est pas de ça dont j’avais besoin. En janvier 2001, nous avons adhéré à l’association présidée par Maryse. Depuis, je participe mensuellement à des groupes de paroles où échangent parents et soignants sur le thème du deuil périnatal. Combien de fois j’ai pensé à vous lors de ces rencontres, tout en me disant que vous m’aviez certainement oubliée. Combien de fois j’ai désiré très fort que vous veniez assister à ces rencontres avec moi, comme les autres soignants. Juste pour échanger, apprendre et comprendre encore mieux ce que les parents ressentent dans de telles situations.

Oui, vous êtes obstétricien et vous êtes là pour donner la vie. Normalement. Mais il y a également des touts petits pour lesquels ça ne se passe pas ” normalement “. Je pense que ces touts petits là et leurs parents méritent autant d’intérêt, d’adresse et de respect que les autres. Qu’en pensez-vous ?

Vous voyez, il n’y a pas de colère, pas d’agressivité dans cette lettre. Vous ne saviez pas tout cela. J’aurais préféré vous rencontrer, discuter avec vous. Mais j’avais peur d’être impressionnée, d’avoir trop d’émotion dans mon discours. Peut-être n’est-il pas trop tard ?

J’espère qu’éloïse aura changé votre manière d’appréhender la venue des bébés que vous avez mis au monde mais qui n’ont pas vécu. Ils existent eux aussi et méritent tout notre intérêt. Merci de m’assurer en réponse que cette lettre n’a pas été mal interprétée et ne vous a pas blessé. Si c’est le cas, je m’excuse car ce n’était pas son but. J’ai beaucoup souffert, j’ai mal souffert. Je pense simplement que mon mari et moi aurions pu mieux appréhender notre douleur et la perte de notre fille avec un accompagnement différent, et ceci dès la maternité.

La maman d’éloïse et d’aymeric.

P.S. : En tout anonymat évidemment, je mets cette lettre à la disposition de l’association ” Vivre son deuil “, afin peut-être d’aider d’autres parents ou soignants en situation de deuil péri-natal.